Il était une fois Ebène…


Petit aperçu immersif à la première personne d’une tranche de vie à ébène.

Vous ouvrez tous vos yeux en sursaut, agitez frénétiquement tous vos bras, dont l’un d’eux est engourdi par l’absence de sang (conséquence d’une position approximative vous permettant de dormir en hamac) et poussez un cri guttural du type « Hangnnehahaee ! … » à cause de cette grenouille qui a sauté sur votre front. Événement tout à fait commun à Ébène, pouvant advenir sous la douche ou pendant que vous dormez et avec plein de variante animale : lézard, cafard, épervier nain, matoutou, sauterelle ou chauve-souris. La grenouille a déjà bondi ailleurs et vous vous demandez d’où a-t-elle bien pu sauter, tout en essayant de faire fonctionner l’autofocus de vos yeux non préparés à ce réveil inopiné. La sieste est finie et vous décidez de prêter attention à votre environnement : une coloc pleine d’effervescence dont les bruits d’activités variées et d’individus divers se frayent un chemin vers vos oreilles. Il est temps d’explorer.

Dans un premier temps, ce sont les bruits tonitruants émanant d’une fille a quelques mètres de vous. Cette dernière, munie d’une machette, ouvre avec frénésie une noix de coco, déversant toutes les émotions accumulées lors d’une journée de travail sur ce pauvre embryon de plante peu apte à se défendre. Elle la brise (la noix), boit son eau et mange sa chair, machette a la main. Vous vous dites qu’il y a quand même une sorte de sabre de pirate aiguisé au milieu de l’espace de vie de cette colocation. Et que, finalement, si cette énergie se déverse sur une noix, c’est toujours mieux que sur les autres colocs. Briser le crâne et boire le sang de ces derniers étant bien moins courtois. Elle vous en propose un bout, c’est maxi bon.

Une colocataire croise votre chemin et vous informe avoir réduit le nombre de sacs de recyclage, disposé à côté de vous, pour éviter un amoncellement insalubre de bouteilles en verre et bouts de carton : chouette idée, vous la remerciez.

La noix de coco vous ayant ouvert l’appétit, vous avez faim, et donc vous vous dirigez vers la cuisine : évier plein, la moitié des plaques prises et un cafard surpris s’enfuit sous un meuble. Au milieu un type torse nu et les mains pleines de farine qui fait des pains pita, comme 3 fois par semaine. Louche de ne savoir cuisiner que ça, il vous en propose et vous ouvrez le frigo afin de trouver de quoi l’agrémenter. Il déborde et a une odeur de truc moisi, vous vous demandez depuis combien de temps ce jus de fruit est là, personne ne le sait, probablement depuis un an, et prenez un bout de chocolat sans être persuadé qu’il est le vôtre.

En sortant de la cuisine, vous manquez de vous prendre un coup de bolas pyrotechnique (éteint) dans la tête. Ces derniers sont manipulés par des individus en sarouel en train d’apprendre. C’est drôle comme les habitudes de babos des uns et des autres se mettent à être absorbées par ces mêmes uns et autres pour faire de nous des « êtres mosaïques » fait de plein de petits bous des gens que l’on croise. Avez-vous finalement une essence bien à vous ? Où se délimite l’acquis et l’inné ? Si vous êtes fait des autres, les autres sont-ils vous ? Vous laissez ces questionnements vertigineux pour manger votre goûter/soupé attablé sur la terrasse.

Prenant place sur des chaises sans âge, vous prêtez attention à cette terrasse, et notamment cette table devant vous. Table faite de bois d’arbre imbibée à jamais d’alcool, de nourriture, de moustique écrasé, de cendre de cigarette et de plein d’autres substance qui laissent imaginer les folles soirées d’ivresse et d’euphorie qu’elle a vues défiler pendant des générations. Cette table, c’est un peu le support des relations se déroulant ici, le théâtre des interactions sociales. Et c’est cette réflexion qui vous fait tendre l’oreille vers ce qui se dit à coté de vous. « … qui fait que dans une relation tu te positionnes sur un continuum fluide de paramètres d’attachement, d’amour, de liberté. Et… » Vous tombez au milieu d’un débat sur la nature des relations et de l’amour entre individus, essayez de discerner les arguments des uns et des autres. Qui est là en quête de réponses ? Et qui prêche une vérité acquise à la force de longs moments de réflexion ? Vous observez les hochements de tête suivis de « humm » de ceux qui écoutent. Vous intègrerez cette discussion plus tard.

C’est déjà tard d’ailleurs . Ce genre de discussion advient plutôt le soir, quand l’envie de discuter l’emporte sur la fatigue et que le cerveau génère des questionnements existentiels sur le sens des choses. Vous vous rappelez vous être allongé afin de dormir 10 minutes pour mieux tenir la soirée et s’en est résulté une sieste de deux – trois heures. Une rapide analyse des alentours le confirme : une personne inconnue qui comate dans un hamac, la table jonchée de verres à moitié remplis de citrons, rhum et sucre, de plats en tous genres (rôtis, tapiok, fruits) et le tout éclairé par des bougies a l’allure de taverne moyenâgeuse. En effet il est 23h30.

Un carnet traine à côté et vous prenez la décision de l’entrouvrir pour tomber (sans vous faire mal) sur ce mot :

« Je ne sais pas à qui appartient ce carnet mais quiconque
lira ces lignes sera content de savoir que je l’aime <3 »

Votre cœur s’emplit de tendresse et vous réalisez la chance de vivre dans une colocation tant emplie de bienveillance, d’amour et de gens dont l’engouement et la beauté illuminent votre vie même dans des nuits sombres, humides et pleines de moustiques comme celle-ci. La matoutou sur le mur en face de vous ne se rend probablement pas compte de tout cet amour ; et le bruit combiné à la lumière, auquel s’ajoutent les humains qui s’approchent en criant « mais elle est trop mimiiii » doivent plutôt la faire chier.

Soudain, un hurlement. Un mec accoudé à une table voisine s’exclame être, avec énervement : « un gros singe ! ». De l’autre côté de l’échiquier son adversaire jubile de cette dame offerte si facilement par une erreur d’inattention. Pas hyper gentil pour les singes qui sont quand même plutôt intelligents. Mais il est vrai qu’ils ne savent, a priori, par jouer aux échecs, indépendamment qu’ils soient gros ou non.  

Une colocataire croise votre chemin et annonce solennellement à tout le monde qu’après avoir lavé toutes les serpillières de la maison, l’une d’elles s’est dissoute, avec pour conséquence l’arrêt pour une durée indéterminée de la machine à laver. Vous vous dites que cela est déjà bien d’avoir réussi à garder cette machine une semaine. Mais sentiment mitigé par cette question « pourquoi donc avoir eu l’idée de laver toutes les serpillières ? ». Et par cette simple réflexion vous vous rendez compte de la négligence qui s’empare de vous, de cette « guyanisation » vous rendant de plus en plus insensible aux bestioles, à la moisissure, à la saleté, transformant les : « ha mais c’est dégueulasse ! » en « Bwof… une fois cuit ça se mangera ».

En tout cas la nouvelle concernant la machine a laver ne semble pas émouvoir grand monde, d’autant plus que la majorité des gens vous entourant n’habitent pas ici. Mélange d’inconnues et de voisins atteint d’Ébènite. Syndrome les faisant revenir un soir sur deux sans raison, animé d’une certaine autonomie, rarement les mains vides, pour boire, manger, écouter de la musique, puis les faisant repartir à des heures aléatoires. Phénomène indépendant de la volonté des habitants de la maison et à l’origine de mini soirée quasiment tous les soirs mais qui contribue à rendre cette maison vivante. Elle fait un peu office de temple pour les adeptes de débauche, de repas, de débats, d’ébats et de réflexions en tous genres entre jeunes adultes pommé.e.s se questionnant sur les grands concepts de la vie.

Vous reconnectant à la réalité, vous vous servez un verre de la première bouteille à votre portée sur cette table et faites attention à ce qui se joue à votre gauche. Un de vos colocataires, stylo en main, explique schématiquement à un voisin le fonctionnement de l’internet mondial. Discours plein de pédagogie et dont le fond humoristique contribue à appâter l’attention de tous les protagonistes adjacents. Vous réalisez à quel point cette coloc est pluridisciplinaire et pleine de gens aux compétences si variées qu’elle en devient un lieu d’apprentissage et d’éducation. Il faut cependant mettre en exergue que les discours tenus le sont souvent sous le biais de l’alcool.

Et d’ailleurs cet alcool… vous distinguez avec beaucoup de difficulté toutes les saveurs complexes de ce rhum arrangé qui commence déjà à réchauffer votre corps, tout autant que le rayonnement des gens vous entourant réchauffe votre cœur. Difficile de dire à quoi il est, d’autant plus que la bouteille ressemble à un artefact antique de la piraterie, probable trace d’un coloc l’ayant mise à infuser trois ans auparavant et, par l’oubli, vous la léguant. Votre tête se met à tourner (dans tous les sens du terme) et vous remarquez que cette maison tout entière est le fruit de l’amoncèlement de reliques et de traces issues d’une succession de colocataires toutes et tous aussi fous que vous. Des plantes qui germent en broussaille dans ce jardin sans bord. Des bouts de bois sculptés. Des graines stockées à des fin artistiques laissées en offrande pour cause de limite de poids à l’aéroport. Des messages, sur les murs et le sol, complètement abscons ou manquant de contexte. Vous perdre dans l’analyse de votre environnement vous donne soif et il serait peut-être temps de boire de l’eau avant d’aller se coucher.

Buvant goulûment pour la troisième fois en 20 secondes votre petit verre d’eau au-dessus du lavabo de la cuisine, vous passez un coup d’éponge sur ce dernier pour limiter la vaisselle du lendemain. Quand tout à coup… Une colocataire croise votre chemin pour vous indiquer qu’elle a fait le tri entre les éponges sales et très sales afin de les destiner respectivement à la vaisselle et au nettoyage. Vous trouvez l’initiative d’une grande civilité et respectez son refus de baisser les bras contre cette insalubrité passive dans laquelle Ébène s’enfonce d’année en année.

En sortant vous vous retrouvez pris dans un tourbillon de gens radieux dansant la bachata. Et vous vous laissez aspirer malgré vous dans ce manège de joie, de regards intenses et de pas mal assurés, tout autant par manque de compétence que par forte alcoolémie. Tournoyant dans ce salon, vous remarquez les dimensions vertigineusement grandes et vides de cette maison. Ce plafond fait d’une charpente solide et fiable aux allures cyclopéennes qui rend le vide de cette pièce presque angoissant lorsque l’on s’imagine toutes les araignées et autres bestioles qui investissent les hauteurs auxquelles vous n’avez pas accès. Le constat de cette réflexion vous fait rendre compte de votre ivresse : il est temps d’aller dormir.

Le temps de rassembler vos affaires, vous croisez un homme qui dans le plus grand des calmes (le calme est ici une construction mentale qu’il se crée) lit un livre intitulé « La bourse pour les nuls ». Non loin, une de vos colocataires s’attarde à détailler, par écrit, des passages récents de sa vie, probablement cette soirée. Vous vous sentez entouré.e de gens sages et érudits lorsque vous regagnez notre matelas a l’odeur de champignon et profitez du peu d’Énergie qu’il vous reste pour admirer, grâce au concept inexistant de fenêtre, les lumières de la lune et de la ville, le tout sous le léger souffle d’un vent de soirée.


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